Des promenades philosophiques de Diderot aux rêveries de Rousseau, des déambulations nocturnes de Restif de la Bretonne dans les rues parisiennes à celles de Baudelaire, l’écriture itinérante s’inscrit dans une longue tradition littéraire oscillant entre la promenade en campagne dès la fin du XVIIe et la flânerie urbaine apparue au XIXe siècle. Itinéraire de Chateaubriand, promenades de Stendhal à Rome, pérégrinations pédestres de Victor Segalen en Chine, et plus récemment errances de Jean Rolin ou marches citadines de Jacques Réda, les figures multiples d’écrivains marcheurs interrogent sur la façon dont itinérance et écriture se répondent. Parmi eux, deux auteurs contemporains ont retenu mon attention : Sylvain Tesson et Philippe Vasset. Connu pour ses récits de voyages lointains et dépaysants comme celui de son expérience d’ermite au bord du lac Baïkal1, Sylvain Tesson a récemment publié Sur les Chemins noirs2, le récit d’une rude traversée de la France à pied alors qu’il se remettait tout juste d’une terrible chute. Amoureux des ascensions en tout genre, il avait glissé en escaladant la façade d’une maison à Chamonix en 2014. Après un long séjour à l’hôpital, le choix de la marche comme rééducation a été son salut. Philippe Vasset, moins présent sur la scène médiatique, relate dans Un Livre blanc3 comment il a exploré un à un les blancs topographiques des cartes IGN de Paris et de sa banlieue. Les œuvres de Sylvain Tesson et de Philippe Vasset mettent au jour une écriture de terrain qui se pratique à pied, une carte à la main. J’ai voulu interroger le dépaysement de ces récits itinérants justement parce qu’ils sont situés en France. En cela, ils s’inscrivent dans l’esprit de l’anthropologie du proche initiée notamment par des chercheurs comme Marc Augé et Michel de Certeau. Quel dépaysement nous promet non pas l’exotique mais « l’endotique »4, selon l’expression de Georges Perec ? Sur les Chemins noirs de Sylvain Tesson et Un Livre blanc de Philippe Vasset proposent une écriture topographique qui prend pour objet la marginalité des territoires français : celle des chemins ruraux tracés en noir sur les cartes et celle des énigmatiques zones blanches sur les cartes IGN de Paris et sa banlieue. L’obscurité des sentiers isolés pour l’un, l’éblouissant néant blanc des périphéries pour l’autre : cette achromie m’a interpellée parce qu’a priori elle promet l’égarement. Et pourtant, l’itinéraire est toujours sûr. C’est justement le vide des cartes qui guide les auteurs. Noir ou blanc, ruralité ou urbanité, longue marche résiliente ou explorations ciblées ; cette apparente antinomie était aussi une invitation à la comparaison jusqu’à ce qu’elle s’efface devant une forte similitude : les livres– Sur les Chemins noirs de Sylvain Tesson et Un livre blanc de Philippe Vasset –proposent, chacun à leur manière, une même logique de décentrement et donc de dépaysement. Ces marches sont résistantes en ce qu’elles contournent les itinéraires imposés par l’aménagement du territoire dans un refus de l’urbanisme et de son conditionnement. Pour Sylvain Tesson, il s’agit d’échapper à ce qu’il appelle le « dispositif »5, notion reprise au philosophe italien Giorgio Agamben et désignant le dispositif marchand et technologique qui soumet les hommes et transforme le paysage. Sylvain Tesson exècre au plus haut point cette politique d’occupation des sols expansionniste. Le même rejet de l’urbanisme est visible chez Philippe Vasset mais il répond plutôt chez lui à l’attrait d’un jeu : contourner l’aménagement urbain est une façon d’« élaborer des stratagèmes pour obliger la ville à tomber le masque »6.
Cette communication se propose d’aborder les œuvres de Sylvain Tesson et de Philippe Vasset comme des itinéraires en territoires dé-paysés – l’adjectif étant à saisir selon l’étymologie du préfixe « dé » –, dé-paysés parce qu’arrachés à l’économie du pays, dans les deux sens du terme : économie politique, économie de l’ensemble. Cette acception du sens de dépaysement rejoint pour partie celle de Jean-Christophe Bailly dans son ouvrage Le Dépaysement. Voyages en France7. Pour interroger ce que l’on appelle couramment le sentiment d’appartenance, Jean-Christophe Bailly revisite son propre pays. Convaincu des limites du concept d’identité nationale, il porte son attention sur des points de détails dispersés sur la carte et évoque le dépaysement comme étonnement d’un ailleurs trouvé ici. Cette approche en pointillés contredit l’image d’un pays comme contenant d’une identité unique pour proposer au contraire celle d’une multiplicité étirée sur la carte. Jean-Christophe Bailly utilise la métaphore des chemins pour développer ce deuxième sens du mot dépaysement :
Ce que j’ai tenté, au fond, c’est de creuser cette question, c’est de sonder, le long des pistes d’identification qui venaient à ma rencontre, les étranges et imprévues bifurcations qui survenaient toujours, qui toujours emmenaient le pays au-delà de lui-même, le rendant en quelque sorte infini8.
Les chemins qu’empruntent Philippe Vasset et Sylvain Tesson emmènent aussi le pays au-delà de lui-même. Portent-ils pour autant le même dé-paysement ? Si leurs démarches respectives répondent à une même critique de l’urbanisme, elles semblent ne pas ouvrir sur les mêmes enjeux littéraires, tant dans la manière d’appréhender le terrain par la marche que dans l’élaboration du récit qui en est fait ensuite.
Chez Sylvain Tesson, comme chez Philippe Vasset, tout commence par le merveilleux des cartes. L’œuvre de Sylvain Tesson s’ouvre sur une double carte de France : l’une tachetée par les zones noires hyper-rurales et l’autre manuscrite qui dévoile le parcours de l’auteur depuis le Mercantour, à la frontière italienne, jusqu’à la pointe du Cotentin, en passant par les Cévennes, l’Aubrac, Tours et le Mont-Saint-Michel. Les cartes IGN vont l’accompagner sur cet itinéraire : il les contemplait déjà sur son lit d’hôpital, des « merveilles » qu’il tient serrées dans son sac comme « une photo de fiancée »9. La même admiration des cartes débute le Livre blanc de Philippe Vasset : elles offrent à l’œil des « paysages idéaux »10 qui invitent à l’exploration, particulièrement ces zones vierges qui perforent les agglomérations « comme une boîte de chocolats vidées de ses meilleures pièces »11. La désillusion ne se fait pas attendre : les zones blanches cachent en réalité une misère inacceptable et anachronique n’ouvrant que sur des terrains vagues, des bâtiments à l’abandon transformés en salle de shoot, des bidonvilles. Le blanc des cartes de Paris ne fait que recouvrir ce que la société refuse de voir : coups de correcteur et néantisation de ce qui fait honte. L’aménagement du territoire ne souffre aucun signe de pauvreté et l’urbanisme vise la production d’un espace propre, fonctionnel, refoulant l’anormal et le déviant. L’indignation de Philippe Vasset orientera toute son écriture : comment mettre en forme ce qui est recouvert ? Ou plutôt comment transformer le néant des déchets de l’urbanisme en feuillets d’écriture ?
Les terrains vagues des périphéries que parcourt Philippe Vasset ne sont pas si différents des grands espaces ruraux que traverse Sylvain Tesson : dans les mêmes entrelacs de broussailles et de ronces, les hangars désaffectés répondent aux ruines des anciennes maisons de berger. Ce sont aussi des lieux étonnants où se déploient des pratiques marginales et hors-la-loi. Dans les zones blanches habitées où règne ce que Philippe Vasset appelle « une atmosphère de transgression lasse »12, on rencontre des graffeurs, des explorateurs urbains et des ramasseurs de champignons hallucinogènes qui savent comment cuisiner les cadavres d’animaux écrasés. Sur les chemins noirs de Sylvain Tesson, la clandestinité domine également :
N’en déplaise à Charles Maurras, chantre du pays réel opposé au pays légal, marcher sur les chemins noirs permettait la découverte d’un pays mêmement illégal et irréel. Illégal parce qu’on pouvait dormir devant un feu de bivouac interdit et qu’on rencontrait des types bizarres […]. Irréel parce que les fantômes y croisaient13.
En inversant les termes du nationalisme intégral de Maurras, Sylvain Tesson définit ces lieux à la fois comme détachés des réalités de la vie quotidienne du pays réel et dissimulés aux institutions républicaines du pays légal. En étant ni dans l’un, ni dans l’autre, ces zones échappent aux discours identitaires des politiques. D’autant plus que la plupart de ces lieux et chemins n’ont pas de nom ; non nommés donc non habitables, ils échappent à la localisation des adresses, au courrier des institutions, à la désignation dans les conversations. Des lieux fantômes en somme. Or disparaître, s’éclipser des radars, être nulle part et surtout être là où l’urbaniste ne les attendait pas, c’est bien cela que recherchent ces auteurs. Les « chemins cachés » d’une « géographie de traverse »14, par lesquels fuit Sylvain Tesson, répondent à l’angoisse de Philippe Vasset : « Je ne supportais pas cette image d’une cité totalement balisée, sans jeu entre les diverses constructions, d’un monde où l’on sait toujours où l’on est »15.
Les chemins noirs et les zones blanches sont-ils pour autant des non-lieux ? L’anthropologue Marc Augé16 définit les non-lieux, produits de la surmodernité17, en opposition aux lieux anthropologiques caractérisés par leur identité, leur inscription dans une histoire et les relations que les individus tissent à travers lui. Les non-lieux, au contraire, sont des lieux de transit et de passage où chacun est renvoyé à une individualité solitaire et anonyme. Ce sont les grandes infrastructures des transports (voies rapides, échangeurs, aéroports), les moyens de transport eux-mêmes (trains, avions), les centres commerciaux et les infrastructures touristiques de masse. Ces non-lieux ne promettent aucun dépaysement au sens premier du terme, bien au contraire ils se ressemblent partout dans le monde : l’expatrié désorienté sera heureux de retrouver ses repères dans le premier hypermarché venu. Le non-lieu, c’est l’anti-dépaysement. Michel Lussault a récemment proposé la notion d’hyper-lieu18 pour nuancer l’opposition de Marc Augé entre non-lieu et lieu anthropologique. L’hyper-lieu est caractérisé par sa densité, l’intensité des multiples réalités qui y croisent et son hyper-connectivité qui le rend coprésent à d’autres lieux. Non-lieu anonyme ou hyper-lieu connecté pour qualifier Times Square, l’immensité d’un shopping mall ou la complexité d’un aéroport, dans les deux cas ces concepts désignent des espaces denses conçus pour une mobilité intensive.
Les chemins noirs et les zones blanches ne sont ni des lieux anthropologiques, ni des non-lieux, ni des hyper-lieux. Les zones recherchées par ces auteurs en sont les interstices. Si renversement de la perspective il y a, ce n’est pas tant du centre vers la périphérie mais plutôt de la densité fonctionnaliste de l’urbain vers les marges qui lui permettent d’exister. Les marginalités noires et les marginalités blanches sont aussi à entendre au sens de « marge de manœuvre » : un espace libre indispensable pour que les rouages de la structure urbaine tournent, pour que les articulations se correspondent et que les réseaux communiquent. Lieux préservés parce qu’oubliés, les interstices peuvent être réquisitionnés à tout moment par la machine sociale pour la construction d’une autoroute ou l’implantation des bureaux d’une multinationale. Chemins noirs et zones blanches sont donc des interstices, inutiles parce qu’ils échappent au fonctionnalisme des urbanistes mais indispensables parce qu’ils sont la matière liante, la toile de fond du territoire national.
Comme les « arts de faire »19 décrits par Michel de Certeau, comme toutes ces micro-pratiques des gens ordinaires qui « inventent le quotidien » par l’usage détourné des objets et des infrastructures imposés par le conditionnement social, les déplacements de Sylvain Tesson et de Philippe Vasset inventent de nouvelles traverses et outrepassent les limites des espaces urbains.
En étant rationnels et systématiques, leurs itinéraires de l’esquive ne réactivent pas l’absence de cadre de la dérive des Situationnistes qui prônaient une déambulation libre et sans but dans la ville pour sortir du conditionnement quotidien. Éviter les territoires balisés de l’urbanisme permet à ces écrivains de tracer en négatif d’autres territoires. L’achromie du blanc et du noir s’annule dans leur pratique du terrain et l’écriture comble les manques des cartes. Paradoxalement, leur allergie aux tracés des urbanistes ne les pousse pas à l’errance, bien au contraire ils développent tous deux une obsession de la trace sur le terrain. Sylvain Tesson s’abîme les yeux à repérer la moindre ligne noire sur les cartes IGN et maugrée quand des agriculteurs coupent les sentiers pour clôturer leur champ. Philippe Vasset passe des heures à retrouver l’emplacement des zones blanches dans une périphérie urbaine qui change plus vite que les cartes : « Mètre par mètre, il fallait reprendre le dessin, comme on défait une broderie qui s’est éloignée du patron »20. Ce souci de la correspondance avec la carte l’amène même à tracer des lignes à la bombe blanche pour matérialiser sur place les zones explorées.
Cette pratique du terrain dessine une carte alternative que les auteurs superposent à la carte IGN. Lorsque Michel de Certeau différencie lieu et espace21, il fait du lieu l’ordre dans lequel sont distribués les éléments – « une configuration instantanée de positions » – alors que l’espace est un « croisement de mobiles » et comprend les déplacements qui se jouent à sa surface (direction, vitesse, temps). En somme l’espace est un lieu pratiqué. La carte alternative fournie par nos écrivains marcheurs est donc celle d’un espace : elle raconte l’histoire de la pratique d’un lieu. Ce faisant, elle vient recouvrir la carte IGN qui reste celle des lieux.
Si le dé-paysement de Jean-Christophe Bailly correspond à la recherche d’une multiplicité à l’intérieur des frontières, le dé-paysement selon Sylvain Tesson et Philippe Vasset est la réalisation d’un paradoxe : fuir à l’intérieur des frontières. Utiliser la carte est un moyen pour eux d’emprunter les interstices comme des chemins de traverse pour faire exister une carte alternative, une carte du dépaysement qui propose un autre point de vue sur le territoire en étant superposée à la carte institutionnelle du pays.
L’écriture topographique des écrivains marcheurs supposent deux étapes plus ou moins distinctes : d’abord un passage de la carte au terrain puis un second du terrain à l’écriture. Autrement dit et suivant la distinction lieu/espace de Michel de Certeau, l’écriture topographique suppose d’abord la pratique de terrain comme transformation du lieu en espace puis l’écriture de cette pratique comme transformation de l’espace en récit.
La première étape est donc celle du passage de la carte au terrain. Si les itinéraires de Sylvain Tesson et Philippe Vasset répondent à une démarche similaire, ils ne dessinent pas le même espace. Il émane du livre de Sylvain Tesson une angoisse de la fragmentation du territoire. À plusieurs reprises, il revient sur la difficulté à trouver son chemin dans « une campagne en miettes »22, il accuse la politique de désenclavement d’avoir étalé le périurbain et provoqué ce que les géographes appellent le « mitage » du territoire, le transformant en « un tissu mou, étrange, n’appartenant ni à la ville ni à la pastorale »23. Alors que Jean-Christophe Bailly propose de faire de cet émiettement la possibilité même du dépaysement, Sylvain Tesson le fuit et marche pour tenter de recréer du lien. En évitant « la brûlure du goudron »24, il veut retricoter le maillage effiloché d’une vieille France qu’il imagine retrouver : « Les chemins noirs dont je tissais la lisse avaient cette haute responsabilité de dessiner la cartographie du temps perdu »25. Son rejet de tout ce qui incarne la contemporanéité – nouvelles technologies, vitesse, tourisme de masse – explique cette fuite assumée de son époque par les réseaux des chemins de traverse. Cette fuite dessine le « souvenir de la France piétonne »26 qu’il regrette sans l’avoir jamais connue. Les références croisées à Fernand Braudel et à Jean-Henri Fabre font de sa vision du pays celle d’« une pâte de France », résultat d’un lent ruminement des contraires et porteuse de l’identité nationale dans l’amalgame27. Sa marche résiliente creuse un sillon dans cette pâte de France fantasmée et elle le fait assez profondément pour cacher à sa vue l’émiettement qui guette à chaque périphérie des villes. Le dépaysement est chez lui l’expression d’un conservatisme mêlé à une profonde nostalgie. Mettre bout à bout les lignes ténues des chemins noirs est un rafistolage qu’il sait illusoire mais qui suffit à sa misanthropie : « l’essentiel dans la vie est de s’équiper des bonnes œillères »28.
Alors que la pratique du terrain de Sylvain Tesson s’attache à la recherche d’une identité nationale qu’il voudrait avant tout rurale et cohérente, celle de Philippe Vasset, au contraire, met au jour une esthétique de l’émiettement urbain. Ses déplacements répondent à une logique du tâtonnement. Pour explorer une zone blanche, il doit d’abord en faire le tour pour découvrir une brèche, un trou dans un grillage ou un talus qui permette l’intrusion ; il est ensuite confronté à des sentiers qui s’interrompent brusquement, à des murs effondrés, à des mares opaques qu’il doit traverser en canot gonflable. Les allers-retours se multiplient pour effectuer les repérages. Les lignes imaginaires tracées par ses explorations font de chaque expédition un gribouillage sur la carte alternative. Cette pratique du terrain en pelote embrouillée est totalement opposée au trajet en diagonale de Sylvain Tesson, tracé net sur la carte de France qui débute le livre. Les marches de Philippe Vasset fonctionnent par explorations ponctuelles et localisées à l’image de ces morceaux de cartes agrandies, intercalées au fil du texte, qui sont pour le lecteur davantage des objets esthétiques, fascinants à regarder, qu’une véritable indication spatiale.
S’il arrive à Philippe Vasset de vouloir relier les espaces qu’il explore, c’est pour compiler des circuits touristiques alternatifs et faire découvrir les interstices à d’autres. Ce désir de la transmission donne à ce texte un enjeu collectif fort, enjeu absent dans l’approche du territoire de Sylvain Tesson. Si ces deux marcheurs esquivent le tracé des urbanistes pour esquisser le tracé d’une carte alternative à l’ordre social : l’un creuse un sillon unique comme un retour solitaire dans le passé, l’autre ouvre des pistes multiples, défriche et projette des excursions collectives futures.
La deuxième étape de l’écriture topographique suppose le passage du terrain à l’écriture. Mettre en mots la pratique d’un terrain impose la résolution d’une problématique : comment fixer dans le récit un déplacement dans l’espace ? Là se joue l’ambiguïté inhérente au récit que Michel de Certeau met en lumière dans L’Invention du quotidien. Si le récit fixe et immobilise, il est aussi similaire à un lieu pratiqué : « Là où la carte découpe, le récit traverse. Il est ‘diégèse’, dit le grec pour désigner la narration : il instaure une marche (il ‘guide’) et il passe à travers (il ‘transgresse’) »29. Le récit d’un lieu ne peut être que le récit de la manière dont ce lieu a été pratiqué, par conséquent le récit d’un espace. Selon Michel de Certeau, tout récit est donc un chemin de traverse et, parce qu’il est toujours un trajet circonstancié, il trouble l’ordre établi. C’est ce qu’il appelle la délinquance du récit :
Si le délinquant n’existe qu’en se déplaçant, s’il a pour spécificité de vivre non en marge mais dans les interstices des codes qu’il déjoue et déplace, s’il se caractérise par le privilège du parcours sur l’état, le récit est délinquant30.
L’itinérance de Sylvain Tesson, comme celle de Philippe Vasset, présente une double délinquance : celle de la recherche des lieux dépaysés et celle du récit qui en est fait. Le livre de Philippe Vasset place cette double délinquance du côté de la création – la sienne et celle du lecteur – alors que Sylvain Tesson propose plutôt une contemplation de l’esquive. Cette différence est révélée dès le titre : Sur les Chemins noirs entraîne tout de suite le lecteur dans le sillage de l’auteur marcheur avec la préposition sur. Le titre de Philippe Vasset, Un Livre blanc, rendu flou par l’article indéfini, évoque davantage l’écriture du texte. Tandis que les chemins noirs, noirs comme les lignes du récit, s’offrent à la seule lecture, les zones blanches visitées deviennent les pages du livre blanc. Il se présente d’ailleurs comme un journal de création relatant les doutes et les réflexions de l’auteur sur l’objet et la forme même de son récit. Les descriptions et la localisation précise des zones blanches lui donnent des allures de guide qui invitent également le lecteur à investir le terrain à son tour, notamment en lui indiquant un site internet qui recense les zones blanches31.
Sylvain Tesson privilégie un genre qu’il maîtrise : le journal de voyage chronologique. Le récit de la marche à pied se double du récit introspectif des « cheminements mentaux »32. Le trajet est celui du repli et de l’esquive. Aussi, les rencontres qui ponctuent son chemin sont réduites à quelques répliques et les personnes, presque jamais nommées, jouent le rôle de figurants : « un ouvrier […] en bottes »33, « un vieillard à l’œil inquiet »34, « une vieille dame »35, « la patronne d’un café »36. Les paysages défilent et changent au fil des régions mais la ruralité qu’il décrit se ressemble partout et forme un tout hors du temps, propice à la guérison, comme une terre épargnée que de rares chemins permettent encore de rallier. Le récit délinquant est l’un de ces chemins : son sillon propose finalement un empaysement salvateur en dehors du dispositif. Le rejet de l’émiettement qui guidait la marche trouve compensation dans un livre hommage à une ruralité-monument encore survivante.
L’écriture fragmentaire de Philippe Vasset met en avant, au contraire, une angoisse de la fixité. Si introspection il y a, c’est celle de l’écrivain qui témoigne d’une impossibilité à dire la réalité du terrain et à capturer les traces de son passage. Les photos qu’il prend sur place ne sont pas réussies, les sons se dérobent aux enregistrements, ses notes sont des « brisures de texte »37 et ses croquis ne trouvent d’échos que dans son propre souvenir. Le texte menace toujours de formater l’instabilité fascinante des zones blanches et il faut, sans relâche, le reprendre pour en faire un écrit incomplet et parcellaire à l’image des lieux visités : « il fallait sans cesse rabattre le texte sur l’espace nu, sans direction, et empêcher la chaîne du récit de se refermer »38. L’incapacité des mots à rendre le vécu du terrain est telle que Philippe Vasset imagine des installations alternatives au livre comme l’informatique diffuse qui permettrait de transmettre des textes sur les téléphones portables des personnes passant à proximité. L’auteur n’a pas les moyens de développer une telle technologie, alors il se contente de laisser sur les lieux qu’il traverse des feuillets écrits dans l’instant et espère des réponses, en vain. Écrire dans l’espace et faire de la littérature un dialogue, ce sont là des rêves artistiques dont Philippe Vasset nous livre le récit. Fuir l’urbanisme consiste chez lui à contourner le livre bien plus que la modernité : le dépaysement des interstices devient un moyen de dépayser l’écriture elle-même. Il souhaite ainsi « porter le texte là où il n’a aucune place, où il est, au mieux, incongru, déplacé »39. Son récit délinquant est aussi celui d’une écriture délinquante qui voudrait échapper au conformisme du livre pour mieux dire les lieux.
Le dépaysement fonctionne comme une esquive à l’ordre social dans ces deux textes mais la comparaison est rendue intéressante par le fait qu’un même refus de l’urbanisme ne donne pas lieu à la même carte alternative et encore moins au même récit de cette carte. L’œuvre de Sylvain Tesson est toute entière fondée sur l’idée de rétablissement : la marche est autant un rafistolage du corps que du pays en miettes, elle se veut à la fois une rééducation physique et la revendication d’une identité rurale menacée. À contre-courant et à l’avant-garde, Philippe Vasset dépayse l’écriture elle-même par le motif de l’inachèvement : celui des lieux mais également celui du livre blanc qui appelle à la poursuite d’une réflexion littéraire hors du livre. Inscrire la marginalité du territoire dans le livre ou inscrire le livre dans la marginalité du territoire, il y a là une double dynamique du dépaysement à l’œuvre que l’on retrouve dans d’autres écritures contemporaines comme celles de François Bon40 ou de Joy Sorman41. Ces démarches, qui ne sont pas étrangères à la question de la performance, s’inscrivent dans une somme de pratiques littéraires nouvelles et multiples pour lesquelles le support imprimé n’est plus le seul possible. Cette littérature « exposée »42 réinvente sa légitimité sociale tout en invitant à penser l’écriture autrement que comme une activité uniquement cérébrale et isolée.
[1] Sylvain TESSON, Dans les Forêts de Sibérie, Paris, Gallimard, 2011.
[2] Id., Sur les Chemins noirs, Paris, Gallimard, 2016.
[3] Philippe VASSET, Un Livre blanc, Paris, Fayard, 2007.
[4] Georges PEREC, L’Infra-ordinaire, Paris, Seuil, 1989, p. 12.
[5] S. TESSON, op. cit., p. 41.
[6] P. VASSET, op. cit., p. 80.
[7] Jean-Christophe BAILLY, Le Dépaysement. Voyages en France, Paris, Seuil, 2011.
[8] Ibid., p. 409.
[9] S. TESSON, op. cit., p. 29.
[10] P. VASSET, op. cit., p. 9.
[11] Ibid., p. 10.
[12] Ibid., p. 48.
[13] S. TESSON, op. cit., p. 76.
[14] Ibid., « Avant-propos », p. 17.
[15] P. VASSET, op. cit., p. 123.
[16] Marc AUGÉ, Non-lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Seuil, 1992.
[17] Marc AUGÉ caractérise la surmodernité par trois figures de l’excès : la surabondance événementielle, la surabondance spatiale et l’individualisation des références (ibid., p. 42-56).
[18] Michel LUSSAULT, Hyper-lieux : les nouvelles géographies politiques de la mondialisation, Paris, Seuil, 2017.
[19] Michel de CERTEAU, L’Invention du quotidien, I : Arts de faire, nouvelle édition établie et présentée par Luce Giard, Paris, Gallimard, 1990.
[20] P. VASSET, op. cit., p. 91.
[21] « Est un lieu l’ordre (quel qu’il soit) selon lequel des éléments sont distribués dans des rapports de coexistence. […] Un lieu est donc une configuration instantanée de positions. Il implique une indication de stabilité. Il y a espace dès qu’on prend en considération des vecteurs de direction, des quantités de vitesse et la variable de temps. L’espace est un croisement de mobiles. Il est en quelque sorte animé par l’ensemble des mouvements qui s’y déploient. […] À la différence du lieu, il n’a donc ni l’univocité ni la stabilité d’un ‘propre’ » (M. de CERTEAU, op. cit., p. 173).
[22] S. TESSON, op. cit., p. 34.
[23] Ibid., p. 60.
[24] Ibid., p. 34.
[25] Ibid., p. 71.
[26] Ibid., p. 34.
[27] « Le vieux Fabre dont je venais de quitter le pays avait inventé une expression à verser aux méditations de Braudel. Il décrivait les couches fossiles du territoire comme la ‘pâte des morts’. Nous vivions sur la compression de milliards d’animalcules digérés par le temps et dont la stratification avait composé un substrat. La France impossible était comme le calcaire : issue d’une digestion. Le lent ruminement d’idées contraires, de climats opposés, de paysages inconciliables et de gens dissemblables avait malaxé une pâte viable. Pour Braudel, là était l’identité : dans l’amalgame, ce mot superbe » (Ibid., p. 69).
[28] Ibid., p. 61.
[29] M. de CERTEAU, op. cit., p. 189.
[30] Ibid., p. 190.
[31] Il s’agit du site http://www.unsiteblanc.com qui n’est plus en ligne aujourd’hui.
[32] « Non contents de tracer un réseau de traverse, les chemins noirs pouvaient aussi définir les cheminements mentaux que nous emprunterions pour nous soustraire à l’époque. » (S. TESSON, op. cit., p. 35).
[33] S. TESSON, op. cit., p. 65.
[34] Ibid., p. 90.
[35] Ibid., p. 30 ; p. 110.
[36] Ibid., p. 125.
[37] P. VASSET, op.cit., p. 101.
[38] Ibid, p. 39.
[39] Ibid., p. 104.
[40] Voir le projet « Le Tour de Tours en 80 ronds-points », consultable en ligne : http://www.tierslivre.net/spip/spip.php?article4023.
[41] Voir Joy SORMAN, Paris gare du Nord, Paris, Gallimard, 2011.
[42] Voir Olivia ROSENTHAL et Lionel RUFFEL (dir.), « Introduction » in « La Littérature exposée. Les écritures contemporaines hors du livre », Littérature, vol. 160, 4, 2010, p. 3-13.
Résumé
Sur les Chemins noirs (2016) de Sylvain Tesson et Un Livre blanc (2007) de Philippe Vasset mettent au jour une écriture topographique des marginalités du territoire français et proposent, chacun à leur manière, une même logique de décentrement et donc de dépaysement. Déjouant le conditionnement de l’urbanisme, ces marches contournent les trajets imposés par l’aménagement du territoire. Cette communication se propose de les aborder comme des itinéraires en territoires dé-paysés – l’adjectif étant à saisir selon l’étymologie du préfixe « dé » –, dé-paysés parce qu’arrachés à l’économie du pays, dans les deux sens du terme : économie politique, économie de l’ensemble.
Abstract
In Sylvain Tesson’sOver the black paths (2016) and Philippe Vasset’s White book (2007) a topographical writing allows a view of the French landscape side-lines. It applies, in their own way, a logic of decentering and thus, of disorientation. Their walks get around the spatial and urban planning. This paper intents to study their journeys considered as routes in a disoriented territory, disoriented meaning outrunning the national economy, in both senses of the word economy: political economy and overall scheme of the country.
Dépaysement en territoires dé-paysés
La recherche des interstices pour une carte alternative
De la pratique du terrain à l’écriture de son récit : des enjeux divergents
Violaine SAUTY
Univ. Paul-Valéry-Montpellier 3, RIRRA21
AUGÉ, Marc, Non-lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Seuil, 1992.
BAILLY, Jean-Christophe, Le Dépaysement. Voyages en France, Paris, Seuil, 2011.
CERTEAU, Michel de, L’Invention du quotidien, I : Arts de faire, nouvelle édition établie et présentée par Luce Giard, Paris, Gallimard, 1990.
LUSSAULT, Michel, Hyper-lieux : les nouvelles géographies politiques de la mondialisation, Paris, Seuil, 2017.
PEREC, Georges, L’Infra-ordinaire, Paris, Seuil, 1989.
ROSENTHAL, Olivia et RUFFEL, Lionel (dir.), « Introduction », in « La Littérature exposée. Les écritures contemporaines hors du livre », Littérature, vol. 160, 4, 2010.
TESSON, Sylvain, Sur les Chemins noirs, Paris, Gallimard, 2016.
VASSET, Philippe, Un Livre blanc, Paris, Fayard, 2007.